Par Anselm Jappe [*] (Palim-Psao Blog):
Il n’y a pas si longtemps le monde se divisait en deux : d’un côté, les « progressistes », de l’autre, les « conservateurs », les « réactionnaires ». Tout ce qui était « gauche », ce qui était révolutionnaire ou au moins réellement réformateur, tout ce qui se battait pour l’émancipation des classes opprimées et exploitées, se plaçait dans la perspective du « progrès », d’une avancée – généralement considérée comme inéluctable – vers un futur meilleur ; de l’autre côté de la barricade, les classes dominantes s’opposaient à tout progrès ou voulaient restaurer les anciennes formes de société où elles régnaient sans partage. Selon cette vision, toute destruction d’unélément des sociétés héritées du passé constituait un pas en avant, un pas vers l’émancipation. Ce « progrès social » trouvait son fondement et sa garantie dans l’incessant progrès des sciences et de leurs applications technologiques. Il en constituait même la traduction sur le plan historique, suivant la théorie marxiste pour laquelle les forces productives finissent toujours, à la longue, par renverser les rapports de production quand ceux-ci ne sont plus adéquats à leur développement : au fond, c’est le progrès même de la technologie qui fait triompher la classe travailleuse sur les bourgeois parasites. Le progrès était fils des Lumières du XVIIIe siècle et de leur réalisation partielle pendant la Grande Révolution française, dont tant le marxisme que les autres courants « progressistes » se sont toujours proclamés les continuateurs – souvent avec l’intention déclarée d’« accomplir » le projet émancipateur des Lumières, réputé trahi ou laissé incomplet par la bourgeoisie même qui l’avait initié.
Cette confiance dans la marche de l’histoire, poussée par la science et la technique, a été sérieusement ébranlée au cours de ces dernières décennies. Poursuivre le développement des bases matérielles du capitalisme, pour en changer simplement le régime de propriété, apparaît de moins en moins comme une perspective souhaitable ou simplement possible (même si cette croyance, un peu reformulée, a la vie dure au sein de la « gauche » tant réformiste que radicale). Le monde ne s’en porte pas mieux et suscite toujours autant de désir de le changer profondément. Dans ce contexte ont commencé à émerger des formes d’opposition au capitalisme qui ne rentraient pas aisément dans le schéma convenu « progressiste versus conservateur » – en particulier l’écologisme. Et l’on a également pris conscience du fait que la modernité capitaliste a suscité tout au long de son parcours différentes critiques du progressisme, des critiques souvent virulentes qui se nourrissaient de la nostalgie d’un passé supposé meilleur et en tiraient une condamnation du présent ; des critiques qui mettaient en évidence, à côté de l’exploitation et de l’oppression, d’autres sources de malheur, comme la perte de sens, la détérioration des rapports humains, l’enlaidissement monde et l’appauvrissement de la vie quotidienne. Pendant longtemps, le marxisme, dans presque toutes ses variantes, a regardé avec dédain ce qu’il nommait « anticapitalisme romantique » : si on lui reconnaissait parfois de la perspicacité dans la description de certains symptômes du capitalisme et de la sincérité dans ses intentions, ce romantisme n’était cependant, aux yeux des tenants du « socialisme scientifique », qu’une idéologie « petite-bourgeoise », au mieux sentimentale et impuissante, objectivement réactionnaire, et même souvent à l’origine des idéologies fascistes. Il n’y a rien d’étonnant à ce rejet : selon la vision progressiste de l’histoire, le romantisme est né comme réaction aux Lumières et à la Révolution française, comme expression des couches de la société – aristocratie foncière, bourgeoisie rentière – qui avaient tout à perdre à la poursuite du progrès. En élaborant un irrationalisme agressif, fondé sur des concepts tels que « mythe », « peuple », « sang » et « destin », les romantiques allemands en particulier auraient directement contribué à la genèse du nationalisme allemand et en fin de compte du nazisme ; ces formes d’anticapitalisme auraient trahi les couches populaires en dirigeant leur colère vers de mauvais objectifs. György Lukács a fourni une version classique de cette identification du romantisme avec le pré-nazisme dans La Destruction de la raison (1951). Pareille opinion est encore assez courante en Allemagne, surtout dans cette partie de la gauche allemande qui reste très vigilante sur tout ce qui lui semble – par exemple dans certaines formes d’écologisme – une résurgence de l’« idéologie allemande » avec son fond völkisch et antisémite.
Contre la modernité capitaliste
Michael Löwy oeuvre depuis plus de vingt ans, souvent en collaboration avec le sociologue et angliciste Robert Sayre, à faire redécouvrir le côté révolutionnaire et anticapitaliste du romantisme. Hormis les livres ou recueils d’articles que Löwy a explicitement consacrés à la question, ce sont aussi ses écrits sur Walter Benjamin, sur Franz Kafka ou sur les surréalistes [1] qui exposent sa thèse centrale : le romantisme, loin d’être un mouvement seulement littéraire, est une « vision du monde » qui est née avec les débuts du capitalisme industriel vers la moitié du XVIIIe siècle. Il est donc un contemporain des Lumières et non une réaction à elles, et ces deux visions peuvent être compatibles – comme l’illustre le cas de Rousseau. Le romantisme, tel que le définissent Löwy et Sayre, est coextensif au capitalisme et dure jusqu’à nos jours. Ils font entrer dans cette catégorie un grand nombre d’écrivains, de penseurs et d’artistes, en affirmant que, en dépit de leur hétérogénéité indéniable, ils ont tous exprimé un rejet au moins partiel de la modernité capitaliste et industrielle au nom de valeurs venant du passé, rejet qui acquiert ainsi une dimension « utopique ». Le trait commun de tous les romantiques serait donc leur opposition à la bourgeoisie, même si cette opposition a poussé certains, surtout après la déception ressentie face aux conséquences de la Révolution française, à idéaliser le passé féodal et ses survivances (Samuel Coleridge, Friedrich Schlegel, Novalis). Mais, affirment Löwy et Sayre, pour identifier le romantisme tout court avec la réaction politique, comme l’a fait une historiographie « marxiste » longtemps hégémonique même en France, il faudrait pouvoir déclarer que Friedrich Hölderlin ou Georg Büchner n’étaient pas des romantiques, pas plus que Heinrich Heine ou Victor Hugo. Certains romantiques étaient des partisans ardents des jacobins ; d’autres ont pris part, plus tard, à la révolte qui échoua à Paris en 1832.
La révolte des romantiques était toujours teintée de mélancolie, d’un sentiment de perte d’un monde qui était meilleur, de nostalgie. Une partie des romantiques considérait cependant que cette perte était irrémédiable ; ils étaient « anticapitalistes » en ce qu’ils étaient horrifiés par la société bourgeoise qui se mettait en place. Ainsi, il ne s’agirait pas d’attribuer à des auteurs comme Balzac des vertus démocratiques (comme le faisait Lukács), mais d’admettre que c’était justement en réactionnaire légitimiste que Balzac saisissait si bien la bassesse de la bourgeoisie triomphante. Tous les romantiques, au-delà de leurs différences, tentent de retrouver le paradis perdu : dans l’art et la beauté, le dandysme, les cercles de fraternité, l’amour (sens le plus courant du mot « romantique »), l’enfance, l’exotisme – ou dans la réalisation collective d’un futur meilleur, inspiré par le passé : c’est le « romantisme révolutionnaire » au sens propre. Cependant, si chez la plupart des romantiques cette dimension révolutionnaire manque, ou se limite à une phase (souvent juvénile) de leur parcours, cela ne doit pas, selon Löwy et Sayre, faire négliger leur force critique : ils décrivent toujours la modernité capitaliste comme une situation d’exil, d’aliénation, d’insuffisance.
Traces et espèces du romantisme
Le romantisme n’est pas uniquement une affaire germanique ; il surgit également dès la deuxième moitié du xviiie siècle en France et en Angleterre. Il était également présent en Italie, et il est regrettable que Löwy et Sayre ne mentionnent pas Giacomo Leopardi. Pourtant, le poète et philosophe de Recanati, dont l’oeuvre presque complète est depuis quelques années disponible en français, représente peut-être l’exemple le plus accompli d’un « romantisme rationnel » : matérialiste et athée, sans aucune complaisance vis-à-vis d’un passé idéalisé ou des tendances « progressistes » de son époque. Observateur impitoyable de la modernité naissante, sans sentimentalisme, sans pose aristocratique, ouvert – malgré sa « mélancolie » et son Weltschmerz – à la dimension « utopique » d’un bonheur et d’une solidarité humaine face au néant, Leopardi ne se positionne pas en deçà des Lumières, mais au-delà, avec des intuitions qui semblent parfois anticiper des analyses avancées un siècle plus tard, par exemple par l’École de Francfort ou par les situationnistes.
Le romantisme allemand de la première période (la Frühromantik) occupe une place centrale dans cette histoire. Inspirés par les nouvelles idées de liberté, d’égalité et de fraternité, Schelling, Hegel et Hölderlin, les frères Schlegel et Novalis ébauchent une vaste redéfinition de l’existence humaine qui inspire jusqu’à aujourd’hui des tentatives similaires, par exemple chez les surréalistes ou Annie Le Brun [2]. Mais si l’on conçoit fondamentalement le romantisme comme un refus du « désenchantement du monde », de la solitude, de l’aliénation et de la dissolution des liens sociaux, de la quantification et de la mécanisation, ainsi que des formes sociales « abstraites » comme l’État et la bureaucratie, auxquelles il oppose la « communauté », on peut trouver un peu partout des traces de romantisme. Löwy et Sayre en distinguent de nombreuses sous-espèces, du romantisme « restitutionniste », qui refuse totalement l’industrie et s’enthousiasme pour un Moyen-Âge imaginaire (de Novalis jusqu’à Georges Bernanos), aux tendances conservatrices (Edmund Burke) et même fascistes
ou préfascistes (Julius Evola, Gottfried Benn, Drieu La Rochelle), en passant par un « romantisme résigné » qui constate les ravages de la modernité mais les donne pour irrévocables, comme le faisait l’école allemande de sociologie – Max Weber, qui parlait du « désenchantement du monde » et de la « cage d’acier » de la modernité, Ferdinand Tönnies, qui opposait la « société » à la « communauté », et Georg Simmel, qui voyait disparaître l’« individualisme qualitatif » face à l’« individualisme numérique ». Avec le romantisme « révolutionnaire » et/ou « utopique », Löwy et Sayre arrivent à ce qui les intéresse le plus et opèrent des distinctions entre plusieurs tendances. Une tendance jacobine et démocratique comprenait William Blake – qui faisait suivre ses vers bien connus sur les « moulins sombres du diable », les usines, qui enlaidissaient le paysage de l’exhortation à « bâtir Jérusalem dans les campagnes verdoyantes de l’Angleterre » –, P. B. Shelley – l’un des premiers à avoir exprimé l’idée, plus tard chère à Benjamin, qu’il ne s’agit pas de retourner au passé tel qu’il était mais d’en réaliser les germes – ou encore Heinrich Heine. L’économiste Sismondi et les populistes russes en représentaient quant à eux la version populiste, tandis qu’une tendance utopiste, humaniste et socialiste s’incarnait dans Moses Hess, figure fondatrice tant du socialisme que du sionisme, pour qui « le monde moderne de marchandage, dont l’argent est l’essence, est pire que l’esclavage antique », et pour qui la « tâche du communisme est d’abolir l’argent et son pouvoir maléfique et d’établir une communauté organique authentiquement humaine ». Gustav Landauer et sa critique de Marx, « fils de la machine à vapeur », comme son exhortation à bâtir des communautés socialistes en campagne exprimaient une sensibilité libertaire. Se détachent enfin les romantiques marxistes : William Morris, György Lukács, Ernst Bloch, les auteurs de l’École de Francfort, Henri Lefebvre et José Carlos Mariategui – lequel fut fondateur du Parti communiste péruvien et affirmait dans les années 1920 que le communisme agraire des anciens Incas et sa persistance dans les traditions des peuples autochtones de l’Amérique latine constituaient une base pour le communisme futur.
Löwy tente également de démontrer que le romantisme est une des « racines oubliées » de la pensée de Marx et Engels eux-mêmes, perceptible aussi bien dans leur dénonciation de la déshumanisation de l’ouvrier, au-delà de son exploitation économique, que dans leur intérêt pour des formes précapitalistes de production, telles que l’ancienne communauté villageoise russe ou la « marche » germanique fondées sur la propriété commune du sol. Tandis que le marxisme de la Deuxièm Internationale était totalement évolutionniste, positiviste et progressiste, Rosa Luxemburg dénonçait quant à elle la barbarie colonialiste et renouait avec l’intérêt pour le « communisme primitif » chez les Incas et ailleurs, même si elle jugeait impossible (à la différence des populistes russes) leur reconstitution.
Löwy et Sayre examinent rapidement d’autres chapitres de la longue histoire du romantisme. En Angleterre, ils s’arrêtent sur Coleridge : son passage d’une adhésion initiale à la Révolution française à l’éloge de la féodalité anglaise ne les choque pas, parce qu’ils y voient toujours une critique du règne de l’égoïsme bourgeois. Les romantiques anglais, et surtout John Ruskin, ont bien démontré l’importance des critères esthétiques pour une condamnation du capitalisme. Si, en contrepoint de sa haine virulente pour le monde qui lui était contemporain, Ruskin trouvait malheureusement son idéal dans la religion, l’ordre patriarcal, les hiérarchies anciennes et la guerre médiévale, reste que ce qui est encore actuel chez lui est sa dénonciation de la division du travail dans l’industrie, qui crée pour l’ouvrier une misère non seulement matérielle, mais surtout spirituelle. Son refus de la civilisation industrielle a trouvé avec William Morris, le fondateur du mouvement Art and Crafts consacré à rétablir l’artisanat, une continuation qui s’inspirait directement de Marx.
À travers les différentes facettes du symbolisme (J.-K. Huysmans, Oscar Wilde), l’expressionnisme et l’étrange « chrétien anarchiste » Charles Péguy, Löwy et Sayre en arrivent au surréalisme, en quoi ils voient une manifestation majeure de la persistance de thèmes romantiques à tonalité révolutionnaire. Vouloir réenchanter le monde et créer une civilisation fondée sur « la poésie, la liberté et l’amour » (André Breton) exprime au plus haut degré la dimension utopique du romantisme. On pourrait en dire autant de la philosophie d’Ernst Bloch qui dans son premier livre, L’Esprit de l’utopie (1918), a voulu combiner des arguments tirés du « pessimisme culturel » réactionnaire avec une perspective optimiste et révolutionnaire : le Moyen-Âge de Bloch, c’était Thomas Münzer et non le seigneur féodal. Quelques années plus tôt, son ami Lukács avait écrit, avec La Théorie du roman, l’un des chefs-d’oeuvre de ce renouveau du romantisme qui se fondait essentiellement sur une critique culturelle de la marchandisation, la nostalgie d’un passé « plein de sens » et le souvenir comme source de l’utopie (un romantisme qui réapparaît périodiquement, selon Löwy, dans toute l’oeuvre postérieure de Lukács, par exemple dans ses jugements oscillants sur Dostoïevski).
Les années 1920 ont constitué un apogée de la pensée néoromantique. Löwy a consacré un livre entier à la dimension utopique et libertaire des auteurs juifs de la Mitteleuropa et à l’« affinité élective » entre messianisme juif et romantisme allemand. Il ne s’agit pas seulement de Landauer, Bloch, Lukács, Ernst Toller et Erich Fromm, tous anarchistes ou communistes ; même chez des penseurs explicitement religieux comme Martin Buber, Franz Rosenzweig et Gershom Scholem, ainsi que chez Franz Kafka, Löwy découvre un anticapitalisme romantique et le désir de bâtir une société complètement autre, dont l’horizon « messianique » dépassait de beaucoup les projets « rationnels » du mouvement ouvrier de leur époque. C’est Walter Benjamin qui aurait porté à son plus haut degré cette fusion d’idées souvent contradictoires. Pour lui, la source de l’utopie ne réside plus dans le passé effectif, mais dans ses possibilités non écloses. Ce n’est pas un retour au passé, mais un détour par le passé. Selon Löwy et Sayre, l’histoire du romantisme ne s’est pas arrêtée dans les sociétés de l’après-guerre. Ils citent un peu pêle-mêle l’écologie et les autres « nouveaux mouvements sociaux » nés après 1968 : Henri Lefebvre, les situationnistes, Herbert Marcuse, la théologie de la libération, les romans de Christa Wolff, l’historiographie sociale anglaise de Raymond Williams et d’Edward P. Thompson, et les efforts de Fredric Jameson pour découvrir des éléments utopiques dans la « culture de masse contemporaine ».
Une tradition profondément ambivalente
Löwy et Sayre ont contribué à découvrir un véritable trésor souvent méconnu, voire dénigré : la recherche d’une alternative qualitative au développement capitaliste, différente du projet de s’approprier des résultats de ce développement. L’enthousiasme pour les « conquêtes » de la bourgeoisie qu’exprime le Manifeste du parti communiste et pour la « mission civilisatrice du capital » dont parle même Le Capital a longtemps représenté le côté dominant dans les oppositions anticapitalistes – qui apparaissent ainsi rétrospectivement comme des mouvements qu’il faudrait qualifier d’« alter-capitalistes ». Aujourd’hui, le travail de Löwy et Sayre témoigne d’une ouverture majeure pour les autres formes historiques de contestation.
Face à cet effort visant à démontrer l’importance du romantisme pour l’émancipation sociale, subsiste néanmoins à la lecture un sentiment d’ambiguïté. En 1992, Löwy et Sayre éprouvaient encore visiblement le besoin de démontrer la compatibilité du romantisme avec certains éléments du marxisme traditionnel, y compris une sociologie de la culture qui se propose de déterminer pour chaque phénomène culturel la classe sociale dont il est censé être l’expression. De même, ils éprouvaient la nécessité de mettre en évidence le fait que le romantisme n’est pas toujours une manifestation des « Contre-Lumières », comme l’affirmaient le Lukács de la Destruction de la raison ou Isaiah Berlin, et que Lumières et romantisme avaient souvent fait bon ménage (par exemple chez Victor Hugo). Cependant, aujourd’hui, la critique doit aller plus loin : il ne semble plus si évident que les Lumières sont la source de toute pensée émancipatrice ; des auteurs aussi différents que Michel Foucault et Robert Kurz ont démontré que les Lumières constituaient aussi le passage à la « société disciplinaire » et à l’intériorisation des contraintes du nouvel ordre capitaliste. Löwy et Sayre soutiennent qu’« irrationnel » et « non rationnel » ne signifient pas la même chose, et que « romantisme » n’est pas nécessairement synonyme d’« irrationalisme ». De même, ils tentent de démontrer que la pensée politique romantique ne se réduit pas toujours à l’évocation d’une « communauté » régressive proposée comme pseudo-alternative au capitalisme, et fondée sur une opposition entre les valeurs « concrètes » du sang et du sol et les valeurs « abstraites » de l’« argent » et du « commerce », conception qui aboutit presque inévitablement à l’antisémitisme latent ou ouvert. Il peut être surprenant de constater l’importance que des concepts tels que « communauté » et « organique » avaient pour les penseurs juifs allemands du début du xxe siècle. Et le cas de Péguy, ardent dreyfusard, montre bien que même le romantisme catholique et mystique n’est pas nécessairement antisémite.
La critique sociale d’inspiration romantique a évidemment valorisé le rôle de l’imagination pour le combat politique, rôle souvent négligé par le « matérialisme » du marxisme orthodoxe. Pour Ernst Bloch, il était crucial de ne pas abandonner l’imagination, la tradition, les mythes aux nazis – mais il est vrai qu’il a toujours été dangereux de vouloir battre l’extrême droite sur son propre terrain. Le projet de créer de nouveaux mythes, des mythes modernes, a souvent constitué, selon Löwy et Sayre, un aspect essentiel du romantisme. Les premiers à en parler, Schlegel et Schelling, ne pensaient pas alors à des mythes nationaux, « allemands », mais à des mythes universels. Ce propos revient chez les surréalistes et chez Georges Bataille, qui voyaient dans le mythe et dans l’ésotérisme une alternative à la religion, une forme plus ancienne et profonde du sacré. Georges Sorel avança une conception plus politique de la création de nouveaux mythes (la « grève générale »), et Löwy consacre un essai entier à l’influence de Sorel sur le jeune Lukács. Mais avec le thème du « mythe » on s’aventure sans doute sur un terrain glissant où l’on risque de se retrouver en très mauvaise compagnie.
Les deux critiques du capitalisme : circulation et production
Les livres de Löwy et Sayre sont des mines d’informations et de riches sources d’inspiration. Leur approche suscite néanmoins quelques réserves. En premier lieu, leur concept de romantisme est tellement vaste qu’il englobe finalement presque tous ceux qui ne sont pas positivistes et progressistes stricto sensu (ainsi, ils prétendent faire remonter les origines du romantisme jusqu’à La Bruyère et même à Horace, ou simplement à ceux qui chantaient l’éloge de la vie à la campagne ou du bon vieux temps). Ils choisissent dans chaque auteur ce qui leur semble « anticapitaliste », même si cela n’occupe qu’une toute petite place dans sa production, et ils font abstraction du reste. Qu’ont en commun Franz von Baader et Büchner, Ruskin et Heine, Péguy et André Breton ? Löwy et Sayre admettent eux-mêmes qu’il est impossible d’isoler une « position commune » sur quoi que ce soit entre leurs auteurs, à part une certaine référence positive au passé (et encore).
Leur manière de « ratisser large » n’a pas seulement une dimension méthodologique, mais aussi politique. Il peut y avoir de bonnes comme de mauvaises raisons pour détester le capitalisme, ou pour affirmer qu’on le déteste. Le problème commence lorsque la critique se limite à un seul aspect, comme l’intérêt monétaire, l’argent ou le commerce. C’est ce que la terminologie marxiste appelle une critique de la seule « sphère de la circulation », qui n’atteint pas la « sphère de la production ». La différence est capitale, surtout dans ses conséquences. Les attaques qui ne visent que la circulation (typiquement, le seul capital financier) conduisent au proudhonisme, mais également à l’idéologie nazie qui opposait elle aussi le bon « capital créatif et travailleur » (allemand) au mauvais « capital parasite » (juif). Ce genre de critique n’est pas « un premier pas dans la bonne direction », mais peut au contraire mener au pire.
Qu’on nous permette ici de faire un détour, et de rappeler ce que la théorie de Marx se donne pour objectif de saisir : l’essentiel de la société capitaliste, sa structure cachée, et pas seulement les phénomènes qui sautent aux yeux. Elle met l’accent sur la production : la sphère où se crée la valeur, et donc aussi la survaleur (ou plus-value) – grâce au surtravail non payé de l’ouvrier que le capital peut s’approprier. La circulation englobe tout ce qui est nécessaire pour la réalisation de la valeur sur le marché : le commerce, les banques et la finance, ainsi que la publicité, etc. Selon la critique de l’économie politique de Marx, c’est la sphère de la production qui cause toutes les misères, les injustices et les crises dans le capitalisme. La fraude dans le commerce, les déséquilibres dans les échanges commerciaux, l’intérêt monétaire (et donc toute la sphère financière) ne sont que des éléments dérivés, et le profit qu’on peut y faire est prélevé sur le seul véritable profit, celui obtenu par le capital investi dans la production.
Dans la « conscience quotidienne » des acteurs économiques, les choses se présentent pourtant souvent à l’envers. La sphère de la circulation est beaucoup plus visible que la sphère de la production, et les individus ont tendance à ne voir que la circulation. L’échange entre travail et capital est alors considéré comme une juste répartition des fruits de l’effort commun effectué dans la production par le travailleur et le capitaliste (qui apporte le capital et organise la production), tandis que le commerce et le prêt monétaire (qui n’existe qu’avec des intérêts) apparaissent comme un simple vol de la part d’acteurs non-producteurs et non-travailleurs. Tandis que Marx démontre que le capital commercial et le capital financier ne font que partager avec le capital industriel le profit que celui-ci a obtenu par l’exploitation du salarié, on croit souvent que la véritable exploitation a lieu dans la circulation.
Les premiers critiques du capitalisme, comme les « socialistes utopiques », avaient concentré leurs attaques sur la sphère de la circulation : le commerce et la finance. Cet aspect est particulièrement lisible chez Fourier et Proudhon. Ils manquaient donc un aspect essentiel – mais ils avaient l’évidence de leur côté. La théorie de Marx est la seule à aller systématiquement au-delà de la circulation, et donc de la surface empirique. Cependant, à l’intérieur même du marxisme se sont vite diffusées des tendances qui retombent implicitement dans la critique de la seule circulation. Ce travers est facilité par une autre équivoque : en vérité, la « production capitaliste » dont parle Marx consiste dans le fait que le travail y possède un double caractère, concret et abstrait, et que le travail abstrait – c’està- dire le travail considéré sous le seul angle de sa durée – crée la valeur de la marchandise, laquelle s’exprime dans une marchandise particulière, l’argent, qui devient à son tour la véritable finalité de la production. Pour multiplier l’argent, il faut le transformer en capital et l’accumuler, et cela n’est possible qu’en absorbant du surtravail. Le marxisme traditionnel, même dans ses formes les plus sophistiquées, n’a généralement retenu que la dernière partie de cette définition. En considérant implicitement le travail abstrait et la valeur, la marchandise et l’argent comme des données évidentes, éternelles et neutres, il a exclusivement concentré son attention sur la lutte que mènent les porteurs vivants du capital et du travail autour de la distribution de la survaleur : la lutte des classes. Le marxisme traditionnel avait donc restreint la sphère de la production au seul antagonisme de classe qui appartient en fait plutôt à la circulation, c’est-à-dire à la distribution de la valeur, une fois qu’elle est produite, entre tous les acteurs qui y ont concouru d’une manière ou d’une autre (y compris, par exemple, la banque qui a avancé le capital nécessaire au capitaliste industriel).
Après avoir accepté, implicitement ou explicitement, les catégories de base de la société marchande, il ne restait qu’à lutter pour une distribution plus juste – luttes salariales, mise en place et défense de l’État-providence. La sphère politique, prolongement de la circulation, n’est alors plus que la négociation permanente autour de la distribution de la richesse marchande. Par conséquent, les variantes sociale-démocrates, léninistes et gauchistes du marxisme ont été peu capables de comprendre les dangers que comporte une critique qui ne porterait que sur la circulation, qui attribuerait tous les désordres du système capitaliste à des facteurs dérivés, comme la finance, et personnaliserait ensuite ces structures. Le passage à l’anticapitalisme de droite, qui prétend défendre l’honnête travailleur contre « Wall Street » et qui présente les maux du capitalisme comme la conséquence d’une conspiration juive, n’est que trop logique et explique en partie la facilité avec laquelle des pays avec de grands mouvements ouvriers ont pu si facilement se convertir au fascisme. Il existe un anticapitalisme de droite, un anticapitalisme faux et trompeur, mais toujours prêt à revenir, et aujourd’hui plus que jamais, dont les thèmes peuvent même se diffuser à l’intérieur de la gauche.
Tout cela peut sembler éloigné du romantisme. Nous sommes pourtant au coeur de la question. Face à un mouvement ouvrier qui ne mettait plus en question les bases de la société marchande – et dont les membres s’identifiaient même avec leur rôle de travailleur (Lénine et Gramsci se réjouissaient de ce que la discipline « fordiste » permet, dans le socialisme, aux ouvriers d’apprendre des moeurs saines) et avec leur rôle de citoyen, en se limitant à demander un salaire plus élevé en échange de leur renonciation à la vie –, le romantisme, qui met l’accent sur une « autre vie », a implicitement mis en accusation la base productive même de la société moderne et la transformation de chaque aspect de la vie en marchandise. Cependant, lorsqu’il s’agissait d’indiquer les causes du malheur, la plupart des romantiques ne renvoyaient eux-mêmes qu’à la sphère de la circulation : l’argent (compris non comme représentant du travail abstrait qui s’accumule, mais comme vecteur d’avidité et d’égoïsme), le commerce, les banques. Souvent, le travail était explicitement sanctifié (Ruskin, Péguy, la « morale des producteurs » de Sorel), et on ne dénonçait pas l’exploitation exercée par les propriétaires des moyens de production, mais seulement celle perpétrée par le commerçant et l’usurier (les banques). Ce genre de critique, indépendamment des intentions subjectives de leurs auteurs, a toujours couru le risque de basculer dans l’antimodernisme réactionnaire. Cela ne donne pas raison à ceux qui veulent mettre tout anticapitalisme romantique au compte de la droite – mais Löwy et Sayre balaient un peu trop facilement ces objections, qui ne viennent pas seulement des marxistes « orthodoxes ». Sans rien enlever à l’importance des descriptions fournies par les romantiques et à la sympathie qu’ils peuvent susciter, et sans devoir s’aligner sur leurs critiques malveillantes, on rendrait davantage justice aux romantiques en soulignant cette dialectique – qui fait que le romantisme apparaît parfois au-dessus, parfois en dessous de la critique exprimée par le mouvement ouvrier (c’est un peu le rapport entre la « critique artiste » et la « critique sociale » de Boltanski et Chiapello, auquel Löwy et Sayre se réfèrent brièvement).
Construire une grande tradition de tous les penseurs romantiques qui ont, fût-ce dans une infime partie de leur oeuvre, exprimé quelque critique du capitalisme, pour limitée qu’elle fût, semble correspondre aux visions politiques contemporaines qui rêvent de réunir les mécontentements les plus contradictoires, et parfois les plus discutables, dans une espèce de « Front populaire » universel de la contestation. Mais une bonne partie de ces mécontentements ne concerne que la circulation : sans mettre en doute les fondements productifs du système, on veut simplement y occuper une place plus confortable. Il s’agit donc de regarder ce que le romantisme révolutionnaire, avec ses aspirations « utopiques », peut contenir comme antidotes magnifiques à cette tentation – mais aussi, pour ce faire, de garder un oeil attentif et des bases théoriques solides.
NOTES
[*] À propos de : Michael Löwy et Robert Sayre, Esprits de feu. Figures du romantisme anti-capitaliste, Éditions du Sandre, Paris 2010, 288 ; Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Payot, 1992, 306 p ; et, Michael Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, Éditions du Sandre, Paris 2009, 308 p..
[1] Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, 2001 ; Michael Löwy, Franz Kafka. Rêveur insoumis, Paris, Éditions Stock, 2004 ; Michael Löwy, L’Étoile du matin : surréalisme et marxisme, Paris, Éditions Syllepse, 2000.
[2] Voir Annie Le Brun, Si rien avait une forme, ce serait cela, Paris, Gallimard, 2010.
Cet article est paru dans la RDL – REVUE DES LIVRES n. 2 – nov. 2011.
Original Post: Palim-Psao – Adapted from scanned version.
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