Par Andreas Exner, Christian Lauk & Konstantin Kulterer [1]:
Le fordisme ne s’est pas contenté de délocaliser ses contradictions vers la périphérie : il les a également évacuées vers l’avenir. Les âpres luttes sociales du XXe siècle ont abouti à un mode de gestion des conflits qui consiste à prendre la nature pour
« dépotoir » au nom de la croissance. Cette espèce de « contrat social productiviste » entre patrons et salariés sapait les bases naturelles de la vie.
ou : l’émancipation à des conditions dont la gauche ne veut pas
Les prix des denrées alimentaires flambent et multiplient les famines, une récession mondiale nous menace et, dans le même temps, l’énergie devient sans cesse plus chère. En l’espace de quelques années seulement, le terrain sur lequel s’appuient les mouvements de gauche s’est transformé de façon spectaculaire. Mais beaucoup s’accrochent encore aux mêmes vieilles recettes. Et passent ainsi à côté des vrais défis. La hausse du prix du pétrole suscite par exemple des débats très contradictoires. D’aucuns y voient la mainmise de l’OPEP sur le marché ; d’autres soulignent le rôle de la spéculation, des compagnies pétrolières, de la demande provenant des pays émergents ou de la guerre en Irak.
Certaines études, passées quasi inaperçues, indiquent pourtant que cette hausse pourrait être une première conséquence du pic pétrolier (i.e. le sommet de la courbe d’extraction de pétrole). Selon l’Energy Watch Group[2], le pic pétrolier a eu lieu en 2006, mais d’autres experts le situent dans un proche avenir. En réalité, la crise n’attend pas pour éclater qu’on ait pompé la dernière goutte de pétrole. Elle commence bien avant : lorsque l’extraction est en recul et ne peut plus répondre ni à la demande existante ni, a fortiori, à une demande croissante. Passé le pic, la production pétrolière doit diminuer chaque année de 2% ou davantage.
L’ère des pics
Le fait que l’Agence Internationale de l’Energie[3] annonce désormais une « crise d’approvisionnement » est, lui aussi, passé inaperçu. On entend toutefois le même son de cloche du côté de Total, qui affirme qu’extraire le pétrole devient de plus en plus difficile. Quant au commissaire européen à l’énergie Andris Piebalgs, il avait lancé une mise en garde avant même le pic pétrolier. Rien de tout cela ne perturbe le débat sur le changement climatique ni la mouvance écologiste. C’est très étrange, car, jusqu’à présent, le pétrole cher représentait la panacée pour les partisans du basculement vers l’écologie. Se peut-il que les écolos aient compté eux aussi, tacitement, sur l’or noir ?
Quoi qu’il en soit, le pic pétrolier n’est qu’un aspect du problème. L’Energy Watch Group prévoit le pic mondial du gaz naturel et du charbon pour 2025. Pour ce qui est du gaz, un pic régional sera vraisemblablement atteint avant cela en Europe. De toute façon, à mesure que la demande de pétrole se reportera sur eux, les autres combustibles fossiles se renchériront. Et ce, d’autant plus que les coûts d’extraction du pétrole et du charbon augmenteront.
Les ressources fossiles couvrent environ 80% de la consommation énergétique mondiale. D’un autre côté, pour ce qui est des « renouvelables », l’usage traditionnel du bois de chauffage au Sud se taille la part du lion. Mais pétrole et gaz naturel constituent également la principale matière première des industries chimiques. Plastiques, médicaments et pesticides sont produits à base de pétrole brut, tandis que la fabrication des engrais azotés nécessite du gaz (ou du charbon).
Nous avons donc aussi un problème de matières premières. La demande en fibres synthétiques pour l’industrie textile est à elle seule colossale. Si l’on devait y répondre au moyen d’arbres, de laine de moutons ou de chènevières, il ne resterait guère de place pour la production de nourriture. Sans compter que le changement climatique entraîne une baisse de la productivité agricole, et qu’une fois atteint le pic du gaz, nous aurons une pénurie grandissante d’engrais azotés.
Conclusion : sitôt la « forêt souterraine » de matériaux fossiles rasée, la seule solution en vue sera l’expansion. Seulement, à ce stade, la moindre augmentation de la consommation de matières premières et d’énergie par un petit nombre de privilégiés signifiera la mort de populations entières. A fortiori si l’on a recours à la biomasse.
Du régime d’accumulation au régime de dépréciation
En plus du pétrole, la flambée des prix frappe également les métaux, dont beaucoup sont indispensables aux systèmes d’énergies renouvelables. Il n’est donc guère surprenant de constater que le nombre de nouvelles implantations de parcs éoliens en Allemagne décline déjà et que la hausse des prix des matières premières freine le développement de l’énergie solaire. Si tant de gens à gauche sont obnubilés par la croissance, c’est qu’ils sont convaincus en leur for intérieur qu’une reconstruction « écologique » du capitalisme n’est possible qu’à condition d’engendrer profit et croissance. Seulement on a tort de croire que le capitalisme se rabattra de lui-même sur les « renouvelables » à mesure que les prix des « fossiles » grimperont. Il apparaît maintenant au contraire qu’avec l’augmentation des prix de l’énergie, ce sont tous les prix qui augmentent. Les « renouvelables » ne sont pas rentables per se et, en cas de récession mondiale, les moyens financiers pour investir dans une reconstruction « écologique » disparaîtront.
Par ailleurs, notre système de distribution et de consommation d’énergie est adapté aux combustibles fossiles, que l’on songe aux pipelines, aux supertankers, aux moteurs en tous genres ou aux simples installations de chauffage. Par conséquent, changer notre approvisionnement énergétique ne suffira pas ; il sera également nécessaire de restructurer entièrement notre technologie et nos infrastructures. Et, là encore, les rapports de production capitalistes ne l’autoriseront que dans la perspective d’en tirer un profit. Une règle de base à laquelle sont astreintes aussi les dépenses publiques.
Mise à part l’incontournable valorisation capitaliste, la transition pose encore un problème matériel : si de trop faibles quantités de combustibles fossiles sont utilisées pour développer des matériaux et des systèmes d’énergies renouvelables sur un délai trop long, à partir d’un certain point la ressource fossile n’est plus suffisante pour ne serait-ce qu’approcher le niveau de production d’énergie et de matériaux actuel. D’un autre côté, la pénurie ne pourra que s’accentuer et la croissance ralentir si trop de combustibles fossiles (et de métaux) sont dirigés vers l’éco-reconstruction (Ökoumbau) en un laps de temps trop court.
Le fordisme ne s’est pas contenté de délocaliser ses contradictions vers la périphérie : il les a également évacuées vers l’avenir. Les âpres luttes sociales du XXe siècle ont abouti à un mode de gestion des conflits qui consiste à prendre la nature pour « dépotoir » au nom de la croissance. Cette espèce de « contrat social productiviste » entre patrons et salariés sapait les bases naturelles de la vie. Aujourd’hui, la marée de déchets, sous la forme du changement climatique et du reste, vient déferler sur la métropole capitaliste, tandis que les ressources se raréfient. Et, en parallèle, les luttes sociales se réveillent.
Ainsi, les perspectives se rétrécissent pour ceux qui parient sur un nouveau régime d’accumulation succédant à celui fondé sur les ressources fossiles. Aujourd’hui, il n’est pas seulement évident que les contradictions internes du capitalisme n’offrent aucun potentiel d’émancipation : sa dynamique contradictoire est précisément ce qui entraîne l’appropriation accélérée de la nature. En outre, il est également clair que la formation sociale capitaliste-bourgeoise n’est pas à même d’effectuer son « auto-dépassement » (Selbstaufhebung), mais seulement son auto-destruction. L’accumulation de capital signifie invariablement accumulation de déchets et pillage des ressources naturelles. Les données empiriques sont, sur ce point, sans équivoque. La chose suivante devrait être tout aussi claire : une réduction conséquente de la consommation, des émissions et des déchets est incompatible avec la poursuite de l’accumulation capitaliste.
Lorsque la valeur de l’offre de ressources fossiles (et de métaux) s’accroît, du fait des difficultés croissantes que pose leur extraction et du retour sur investissement toujours plus maigre, la valeur-capital est affectée de la même façon. La valeur des moyens de production augmente – y compris celle des biens d’équipement nécessaires au secteur pétrolier, très gourmand en capital et, de plus en plus, en énergie – mais aussi la valeur de la marchandise-force de travail, de façon à ce que le niveau de vie demeure à peu près stable en termes de consommation de biens. On assiste alors, au niveau de la société dans son ensemble, à une extension du temps de travail consacré à la reproduction de la classe laborieuse, de sorte que le temps de travail non rémunéré décline. En conséquence, le taux de survaleur chute, puisqu’il n’est autre que le rapport du travail non payé au travail payé. De plus, la composition organique du capital (der Grad der Wertzusammensetzung), rapport du travail mort au travail vivant, augmentera probablement. Mais, même si celle-ci reste inchangée, le taux de profit s’effondrera inévitablement.
Le seul remède consisterait à augmenter le temps de travail, intensifier les cadences et réduire drastiquement le niveau de vie – en espérant que le taux de survaleur s’accroisse alors plus vite que la composition organique du capital. Toutefois, cette stratégie d’accumulation à la mode du XIXe siècle risquerait de provoquer une insurrection. De surcroît, elle serait incapable de valoriser à la même échelle qu’actuellement le capital reposant sur les combustibles fossiles.
Au contraire des crises antérieures, la crise écologique du capital que nous vivons ne prépare nullement le terrain pour une nouvelle et durable phase d’accumulation. Car, outre la valeur, elle détruit également la valeur d’usage des avoirs concernés. Quand bien même nous assisterions à une reprise régionale ou sectorielle, d’une part les pics la limiteraient, d’autre part elle connaîtrait un taux de production bien inférieur à ce qu’il est actuellement. Au lieu d’un nouveau régime d’accumulation, nous aurons un régime de dépréciation (ou de dévalorisation) mondial. Du point de vue du capital, le meilleur scénario serait encore celui d’une « accumulation de repli », les bastions métropolitains assumant seuls face au reste du monde la transition vers une base de ressources qui prendrait la forme d’un impérialisme du pétrole et de la biomasse.
Fétichiser la crise pour légitimer la répression
La gauche restant un mouvement de modernisation, il se pourrait qu’elle ait plus de difficultés que l’élite à prendre pleinement conscience que nous sommes entrés dans l’ère des pics. Lorsqu’il s’agit de préserver la domination, la question des rapports de production capitalistes est, au fond, secondaire. Il importe simplement que soient garantis l’accès aux ressources et l’espérance de vie, et que l’exploitation apparaisse suffisamment légitime.
Le fait que nos élites profitent du grand mouvement de dépréciation pour procéder à une restructuration radicale, tandis que la gauche attend en vain un nouveau régime d’accumulation, n’est que l’une des menaces qui nous guettent. L’autre est constituée par les interprétations fétichistes de la crise écologique. Si nous ne faisons pas l’effort d’analyser les bases naturelles et les rapports sociaux d’appropriation de la nature, sous prétexte qu’ils ne cadrent pas avec notre image du « capitalisme éternel », des formes irrationnelles de gestion de crise pourraient monter en puissance et servir à justifier la répression et les guerres pour les ressources.
En effet, si l’on en croit le point de vue dominant – qui n’est en aucun cas celui de la seule classe dirigeante, mais aussi celui des dominés –, le niveau d’investissement et de consommation au Nord ne saurait être la cause de la misère. Il est tellement plus simple de rejeter la faute sur les Chinois, voire sur « la surpopulation ». Un nouveau fétichisme se fait déjà jour, qui ne reconnaît pas comme telle la crise des rapports qu’entretient la société vis-à-vis de la nature, mais considère certains éléments sociaux comme appartenant au domaine de la nature. A l’ère des pics, le racisme et le sexisme pourraient dépasser l’antisémitisme au titre de classique idéologie de crise dans les métropoles capitalistes.
Faire converger les questions sociale et environnementale
Nonobstant le fait que changement climatique et pic pétrolier représentent des aspects du même mode de production et de consommation, ces deux débats sont, le plus souvent, soigneusement séparés. Et si d’aventure ils se rejoignent, alors nous voyons poindre la question du rationnement. Le projet Cap-and-Share[4] de la fondation Feasta veut accorder les mêmes droits d’émission (annuellement revus à la baisse) à chaque individu, sans condition. Le gouvernement irlandais s’est déclaré intéressé. De son côté, le concept de Tradable Energy Quotas[5] proposé par David Fleming rencontre un certain écho dans les sphères du pouvoir britannique.
Tandis que Feasta suit une approche égalitaire revenant de facto à socialiser les ressources fossiles, Fleming prévoit de doter d’emblée l’Etat et les entreprises de 60% des rations fossiles et des droits d’émission, qu’ils devront toutefois acheter aux enchères dans un second temps. Quant aux approches du type de l’Oil Depletion Protocole[6] de Richard Heinberg, elles préconisent de laisser résolument de côté, en cette heure de crise, toute critique de la domination sociale. Faire converger les questions sociale et environnementale pour consolider un nouveau terrain propice aux luttes sociales ouvre, on le voit, des possibilités d’émancipation mais également de nombreuses chausse-trapes.
L’ère des pics modifie profondément les conditions matérielles et écologiques. La gauche, qui a grandi avec les ressources fossiles, doit s’adapter à ces nouvelles conditions le plus tôt possible. Ce qui implique également de reconsidérer ses propres paradigmes. Les notions de « progrès » et de « libération » vis-à-vis d’un soi-disant « empire des nécessités » sont-elles encore pertinentes ? On peut en douter. A l’ère des pics, l’objectif doit être non pas le développement mais une meilleure organisation. Car nos infrastructures et nos rapports sociaux, qui au XXe siècle se développèrent sur l’expansion ininterrompue des ressources fossiles, sont littéralement construits sur les sables du désert. Il est grand temps de se débarrasser de ce poids mort.
Ce que beaucoup considèreront comme une injonction tyrannique devrait plutôt être vu comme une chance historique. Non seulement elle nous oblige à faire ce que nous avons de toute façon toujours voulu faire, mais elle crée également une authentique et très rare possibilité : les structures du pouvoir doivent elles-mêmes se réorganiser complètement et, partant, sont vulnérables. Soit nous les laissons se perpétuer sous une forme sociale nouvelle, avec une « économie » stagnante fondée sur les énergies renouvelables, soit nous les démantelons.
Traduction et notes : Sînziana
Source : Critique de la valeur
[1] Paru dans Analyse & Kritik n°530, 2008 : www.akweb.de/ak_s/ak530/21.htm.
[2] Association de chercheurs indépendants sur les énergies renouvelables : www.energywatchgroup.org/.
[4] Littéralement, plafonnement et partage : www.feasta.org/.
[5] Marché pour les quotas de l’énergie : www.teqs.net/.
[6] Protocole relatif à l’épuisement du pétrole : www.oildepletionprotocol.org/.
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