Par Jacques Guigou,
1 – L’impossible réactivation de la politique comme sphère séparée:
Une méprise traverse cette proposition. Alors que la visée se veut une « alternative à la barbarie techno-capitaliste » à travers « l’auto-institution de sociétés autonomes », l’essentiel de l’argumentation repose sur la nécessité d’instaurer (ou de réinstaurer) une sphère particulière de la politique dans la vie collective des hommes.
Autrement dit, penser qu’il est encore possible de démocratiser la politique en créant des « communautés » pour y réaliser une « praxis », un « agir ensemble », une sorte de nouvelle démocratie directe, n’est-ce pas vouloir ignorer que l’auto-référence, l’autonomie, l’auto-institution sont devenus des opérateurs majeurs de la capitalisation des activités humaines. La barbarie capitaliste d’aujourd’hui s’est généralisée aussi au nom de l’autonomie et de toutes ses variantes « plurielles » (autogestions, auto-évaluation, culte du moi, du « choix personnel », du goût, de la « fierté » des particularismes, etc.).
En s’imposant comme communauté-société, le capital a supprimé la politique comme sphère séparée de la vie collective ; il a internisé l’ancien espace-temps de la politique dans l’imagerie de la politique, dans la virtualisation de la politique. On peut repérer cet englobement de la politique par la capitalisation des rapports sociaux dans les périodes qui ont suivi les deux moments révolutionnaires du xxe siècle, celui de 1917-21 et celui de 1967-74.
(…)
3- Une réalité en devenir : des communautés de lutte ?
Poursuivant sur la lancée du modèle autonomiste et auto-référentiel, le texte en vient à poser « l’autonomie économique » comme « le premier choix à travers lequel s’exerce la liberté ». Les Grecs ne sont pas loin, là encore, puisqu’ils n’ont fait qu’élargir et intensifier le mouvement de la valeur qui avait déjà pris naissance dans les royaumes du Nord de la Mésopotamie dès le viiie siècle (Cf. la Lydie et le roi Crésus). La naissance de l’économie comme domaine séparé consacré à l’accroissement des richesses et de la puissance ne s’est réalisée dans les Cités-États grecques qu’à partir du moment où une classe du travail (les esclaves) a pu être exploitée dans la transformation des ressources naturelles et dans la circulation des marchandises. L’oïkos n’est pas seulement le domaine de l’administration de la vie matérielle et domestique, comme le définit l’auteur, il est surtout l’institution d’un domaine spécifique et particulier dans la société, celui où se réalise production des marchandises et circulation des capitaux : l’économie. L’autonomisation de l’économie a été un moment décisif dans le développement des puissances étatiques de l’antiquité.
A l’époque moderne, l’économie s’incarne dans une classe sociale, celle des marchands puis celle des bourgeois. Elle trouve sa légitimité théorique dans l’économie politique, puis dans la science économique. De ce point de vue, la modernité s’achève. Nous ne sommes plus des « modernes » comme l’affirme l’auteur car cela lui permet de se mettre en continuité avec la « démocratie grecque ».
Nous ne sommes plus dans cette dynamique historique. Dans la crise, le chaos et la barbarie, le capital a quasiment supprimé le travail humain productif, il cherche à devenir homme ; il a englobé la valeur. L’économie tend à être dissoute comme réalité matérielle séparée des activités humaines : ces activités considérées, il y a encore peu de temps, comme « non-économiques ». Elle subsiste comme puissance idéologique, comme morale du travail.
Comme l’autonomie politique, l’autonomie de l’économie dans la société a été englobée. C’est ce que nous avons décrit comme la capitalisation de la société. « L’autonomie économique » attendue dans cet écrit comme fondement de la liberté est une fiction car elle comporte le plus souvent une contre-dépendance à la puissance du capital.
Dans cette perspective, on pourrait avancer que seules les solidarités qui se nouent dans les luttes manifestent parfois cette aspiration à communiser les rapports sociaux et les relations interindividuelles.
Ce qui est recherché dans les communautés de luttes actuelles, c’est davantage une indépendance pratique du mouvement réalisée dans tous les aspects de la vie quotidienne. Certains moments forts du récent mouvement contre le CPE ont comporté embryonnairement cette dimension.
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