De la critique du travail à l’abolition de la société marchande

Exposé de Norbert Trenkle (groupe Krisis), juin 2003:

(…)

La difficulté fondamentale d’un mouvement d’émancipation sociale réside dans le fait qu’il doit se former contre la logique objectivée de destruction et d’anéantissement de la crise fondamentale de la production marchande et du travail. C’est une situation historique fondamentalement différente de celle dans laquelle le plus grand mouvement social dans le capitalisme, le mouvement ouvrier, s’est formé. Certes, il dut aussi s’imposer dans des combats extrêmement durs et sanglants contre de rudes résistances sociales, mais finalement il s’adossait à la dynamique historique du capitalisme qui cherchait à subsumer la totalité du monde sous ses principes. Cette dynamique fut pensée en une forme idéologique fausse, comme ce qu’on appelle le « matérialisme historique », qui n’est dans le fond rien d’autre que la continuation de la métaphysique bourgeoise de l’histoire. Selon cette conception, l’histoire est une succession d’étapes dans un développement permanent vers un progrès. Elle est poussée par un mouvement de développement qui la mène quasi automatiquement au seuil du socialisme ou du communisme. Cet optimisme de principe dans l’histoire, lié à l’objectivisme et au déterminisme, a certes été souvent critiqué. Et pourtant la critique reste superficielle parce qu’elle ne peut pas lier l’illusion grandiose sur laquelle se fonde le marxisme et avec lui le mouvement ouvrier, avec la structure logique interne de la société moderne de la marchandise et du travail. Cette structure logique suit certes des lois objectives, mais ce n’est en aucun cas une logique de développement transhistorique, mais une logique interne à une ormation sociale déterminée et limitée historiquement. Une logique de la totalisation de la forme capitaliste et de l’expansion économique sans fin. C’est pourquoi elle doit disparaître en même temps que cette société.

Le marxisme traditionnel et le mouvement ouvrier n’ont pas critiqué cette structure logique, ils l’ont au contraire enjolivée dans une métaphysique de l’histoire, et presque adorée. Le travail en particulier a été littéralement élevé à la dignité d’une religion. Nous pouvons dire sans hésitation que le mouvement ouvrier n’a pas été un mouvement contre le travail, mais unmouvement pour le travail. Il a été le mouvement des vendeurs d’une marchandise, la force de travail, qui luttaient pour leur reconnaissance sociale générale. Et cette lutte fut complètement victorieuse, au moins dans les métropoles capitalistes. Victorieuse dans la mesure où elle parvint à imposer la reconnaissance politique, morale et juridique de tous les vendeurs de force de travail, comme citoyens de l’Etat et sujets du marché. Vu ainsi, le mouvement ouvrier n’a pas été, contrairement à ce qu’il croyait lui-même, un mouvement anticapitaliste, mais au contraire un mouvement pour la modernisation et la domination totale du capitalisme. C’est aussi pourquoi il se heurte à sa limite historique, au moment historique où plus aucune modernisation ou expansion du capitalisme n’est possible, mais où au contraire la société de production marchande entre dans la phase de son implosion.

La rupture radicale avec la logique fétichiste se pose comme nécessité existentielle


Mais même si nous pouvons, après coup, reconnaître cela, lorsque nous constatons que le mouvement ouvrier, par essence, n’était pas un mouvement pour l’abolition du capitalisme, cela ne signifie pas forcément qu’il a été totalement dans la logique de la modernisation du capitalisme. Presque toujours, il entraînait aussi des moments et des impulsions émancipateurs qui allaient au-delà. Cela ne vaut pas seulement pour les représentations et les efforts subjectifs de nombreux acteurs de ce mouvement, mais cela s’est exprimé aussi, dans des conditions historiques particulières, dans des tentatives pratiques. Je pense ici à des tentatives d’auto-organisation non-hiérarchiques dans le mouvement des conseils, dans les kibboutzim ou dans la révolution espagnole, pour indiquer quelques exemples. On peut d’ailleurs dire des choses analogues à propos d’autres mouvements sociaux de l’histoire du capitalisme, comme par exemple les mouvements de libération anticolonialistes ou les nouveaux mouvements sociaux depuis 1968. Certes, eux aussi se sont tous révélés après coup être des mouvements de modernisation. Ainsi les mouvements de libération anticolonialistes sont devenus des tentatives plus ou moins ratées de formation tardive d’Etats nationaux et d’intégration dans le marché mondial. Le mouvement de 68 a mené à son terme les tendances du capitalisme à l’individualisme. Pourtant ils ont aussi contenu en partie un excédent émancipateur qui s’est exprimé tant dans la critique sociale que dans la pratique. Ce sont en tout cas des moments incompatibles avec la logique de modernisation, moments d’excédent émancipateur qui ont toujours été neutralisés, digérés et déformés par le puissant appel de la tendance objectivée, capitaliste, à la totalisation.

Au contraire du mouvement ouvrier, un nouveau mouvement d’émancipation sociale n’aurait dans la situation historique actuelle aucune logique historique objective à laquelle s’adosser. Bien plus, il devrait – je l’ai déjà dit – se former contre la dynamique objective du processus capitaliste de la crise. Le danger auquel il s’exposerait n’est pas que sa critique, ses luttes et ses tentatives pratiques d’émancipation puissent être transformées en moments de la modernisation capitaliste. Au contraire, le danger qui le guette est d’être écrasé par la dynamique de destruction et d’anéantissement de la crise capitaliste. La question d’une rupture radicale avec les formes capitalistes et sa logique fétichiste se pose pour cette raison aujourd’hui, non pas seulement de manière fondamentale, mais comme une nécessité existentielle.

C’est justement pour cela qu’une critique radicale des formes sociales qui sont la source de cette menace d’anéantissement ; et une analyse claire de la crise fondamentale dans laquelle elles sont plongées est terriblement importante. Il faut que ce soit clair : ces formes ne sont pas seulement répressives et dominatrices comme depuis toujours, mais qu’essentiellement elles n’ont même plus la moindre perspective de vie quelque peu acceptable à offrir aux hommes, au contraire : elles n’ont à offrir que la destruction et l’anéantissement. Comprendre cela, c’est le préalable à toute résistance conséquente et radicale contre toutes les restrictions et les répressions qui sont aujourd’hui mises en place par les gouvernements et la logique du marché avec de moins en moins de scrupules, et qui vont toujours s’aggraver. Celui qui, face à cela, croit sérieusement que de telles mesures peuvent aider à résoudre la crise, même au prix de nombreux et douloureux sacrifices, celui-là est finalement toujours victime d’un chantage. J’avais, en commençant mon exposé, noté que la critique néokeynésienne du néolibéralisme ne peut qu’échouer parce qu’elle-même se situe sur le terrain de la politique, c’est-à-dire qu’elle croit à de solutions politiques de la crise. Mais ainsi, elle scie la branche sur laquelle elle est perchée. Car elle doit, conformément à la logique politique, aboutir nécessairement au point de devoir abandonner les revendications d’un Etat social qu’elle avait elle-même formulées, dès qu’il s’avère qu’il n’y a plus la substance capitaliste pour les rendre possibles. C’est la raison structurelle qui explique que les sociaux-démocrates du monde entier se transforment en gestionnaires de la crise néolibéraux les plus durs dès qu’ils sont au gouvernement.

Je voudrais toutefois soulever ici un point important. Le fait qu’il n’y a pas de solution politique à la crise présente, donc le fait que la politique se heurte à la limite de son action, ne doit pas être compris comme l’impossibilité absolue et définitive d’éviter la liquidation des systèmes de protection sociale et les restrictions qui en découlent. Une telle impossibilité ne s’impose que dans la perspective de sauver la logique d’un système – ce qui de plus est une fiction. Quand on admet qu’il est impératif de prendre part à la concurrence destructive par dumping pour obtenir aux meilleures conditions les secteurs toujours plus rares de la valorisation du capital, il est évidemment inévitable de baisser toujours plus les salaires, d’expulser les immigrés, de supprimer les indemnités sociales et les dépenses de santé, etc.

Un mouvement social qui au contraire n’accepte pas cet impératif peut se protéger de manière tout-à-fait offensive contre ces mesures et même, sous certaines conditions, les bloquer et les empêcher. Cela ne suppose pas seulement une certaine force et une mobilisation, mais avant tout un rapport à l’Etat et au système de production marchande dans son ensemble qui soit complètement dépourvu d’illusion. Il ne peut pas être question de vouloir prendre les rênes de l’Etat. Non seulement parce qu’il a toujours été un appareil de domination, mais parce que dans le processus de la crise il ne peut jamais être qu’une instance répressive d’exclusion sociale. Le but, ce doit plutôt être d’arracher les ressources sociales à la logique de destruction de la société marchande, pour les employer à satisfaire des besoins concrets. Mais ce ne serait plus alors de la politique mais de l’antipolitique. L’antipolitique, cela signifie prendre au sérieux l’Etat comme adversaire. Car d’abord il administre toujours – au moins dans les métropoles capitalistes–une énorme part de la richesse sociale (au moins entre 40 et 60 % du produit social brut), et ensuite il assure l’ordre dominant grâce à son appareil de violence et de répression. Mais l’antipolitique ne vise pas à conquérer l’Etat ou à imposer une « autre politique », mais à supprimer l’Etat.

Et ce n’est pas une contradiction de défendre les acquis comme une protection sanitaire pour tous, des prestations sociales ou un niveau de salaire contre les coups de boutoir des programmes néolibéraux, même si cela doit aller dans la perspective de l’abolition de la production de marchandises et l’abolition de l’Etat. Car tant que ces formes sociales durent – même en crise – il reste nécessaire de se défendre contre ses attaques. De plus, un mouvement d’émancipation sociale ne peut s’amorcer qu’à partir de luttes, de conflits et de contradictions. Mais même ces luttes, comme je l’ai dit, ne peuvent être menées de manière conséquentes que si toutes les tentatives de chantage à partir de la logique du système ont été repoussées. C’est pourquoi elles ont comme condition une critique radicale du système de la production marchande et du travail, de même que la conviction que ce système se heurte à sa limite historique absolue.

A partir de là, une perspective d’émancipation se dégage pour ainsi dire d’elle-même. Elle ne peut consister qu’en une appropriation à grande échelle des ressources sociales, des moyens de production et d’existence, pour leur donner d’autres formes d’auto-organisation sociale au-delà des relations marchandise-argent et d’administration par un Etat. Il y a toujours eu des tentatives dans cette direction et il y en a encore auiourd’hui dans de nombreux mouvements de contestation, par exemple aujourd’hui en Argentine, où ce ne sont pas seulement quelques cent usines, mais aussi quelques hôpitaux qui ont été repris et qu’on a continué à gérer de manière autonome. Certes, ces tentatives restent minoritaires, et en règle générale il leur manque la conscience d’une perspective radicale pour l’avenir. Et surtout il leur manque la liaison avec un mouvement d’émancipation fort et nécessairement transnational qui n’existe pas encore aujourd’hui. Mais ces actions d’appropriation de ressources sociales manifestent les premiers pas dans la direction d’une abolition de la société le la marchandise et de l’argent.

Traduction: Gerard Briche

http://www.krisis.org

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